Pourquoi les textes classiques sont-ils toujours précédés d’introductions, farcis de notes et suivis de commentaires ? Pourquoi étudie-t-on Mozart, Racine, Poussin au lieu de se contenter de lire, d’écouter ou de regarder leurs œuvres ? Tout simplement pour ne pas passer à côté des clés d’un chef-d’œuvre. En matière de gastronomie, il n’en va pas autrement. C’est pourquoi, avant de goûter la cuisine de Gagnaire, j’ai voulu le rencontrer, savoir comment il travaillait et l’entendre me parler de sa cuisine. Portrait d’un homme simple, rempli d’incertitude et d’humilité. Pierre Gagnaire envisage la cuisine comme un clavier de notes, aux combinaisons infinies, avec pour seules limites l’imagination, la fatigue, le temps ou encore… l’envie. « Chaque journée est une aventure », affirme-t-il. Quand on lui demande de définir sa cuisine, il répond qu’elle est « libre, ouverte au monde, sincère », et souligne son désir de « donner du plaisir aux autres. » La Brigade en plein service ressemble à un grand orchestre lors d’un concert : à la fois parfaitement au point et sensible à l’instant, ce qui permet de rendre chaque plat unique. Le chef d’orchestre, un œil attentif sur ses musiciens, s’affaire en même temps à la création de plats uniques pour une réception de 300 personnes prévue mi-décembre. Là encore, rien n’est laissé au hasard : la dimension de chacun des éléments qui composent l’assiette, son emplacement, l’équilibre entre les produits… Les papilles et tous les sens en éveil, je suis prêt à passer à table. En attendant l’entrée, (un « Gratin d’oignons doux des Cévennes et potimarron Huchiki au poivre de Sarawak ; huîtres spéciales n°2 raidies au four. Fine gelée de jambon pata negra »), je goûte le pain, « cette matière vivante » selon les propres termes du chef. Le secret ? : « c’est plus que de la technique, il faut sentir la respiration de la pâte ». Ici, le pain consiste en trois petits pains individuels, dont un mini pain de mie : le moelleux de ces quelques grammes de farine et de lait est exceptionnel. Arrive mon premier plat : l’huître et le jambon de pata negra sont deux produits que j’apprécie particulièrement, mais de là à les associer… Or, le mariage est parfait, je tiens là une première clé pour reconnaître de la grande cuisine : quand les associations les plus étonnantes deviennent une évidence. Voici maintenant le « Petit colinot braisé rapidement au beurre mousseux puis laqué d’un jus de pamplemousse et guiness lié d’endive. Navets croquants au campari. » Le poisson, frais et fondant, se suffirait à lui-même et la garniture, riche en flaveurs, aussi ; pourtant, encore une fois, la magie opère et l’alliance trouve toute sa justification dans les qualités gustatives qu’elle exhale. Comme devant un spectacle de patinage artistique du plus haut niveau technique, on ne sent pas l’effort, les heures, les années de travail derrière l’assiette. En guise de dessert, après avoir hésité avec « Le grand dessert de Pierre Gagnaire » qui consiste en réalité en huit desserts « inspirés de la pâtisserie française, élaborés à partir de fruits de saison, de confiseries peu sucrées & de chocolats », j’ai choisi le soufflé au chocolat, peut-être le seul plat qui ait été conservé sur les cartes qui se sont succédées au fil des années. Le plat me donne presque le vertige. Devant moi, le serveur dépose sur le soufflé une très fine tranche de pistache glacée et verse une ganache chaude de chocolat, le tout est accompagné d’un verre de Maury. Le bruit de la cuillère s’enfonçant dans le soufflé, la sensation de légèreté, l’extraordinaire équilibre entre textures, saveurs et température a quelque chose d’euphorisant ; « on fabrique du souvenir, de la nostalgie », me disait Pierre Gagnaire, j’ajouterais : de l’addiction…
Pierre Gagnaire, 6, rue Balzac, Paris 8e. http://www.pierre-gagnaire.com
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