En véritables sisyphes de la cuisine, les grands chefs n’ont d’autre choix que de refaire chaque jour le plat qu’ils ont créé la veille avec pour principale ambition de le réussir aussi bien, tout en sachant que l’éternel recommencement est leur pain quotidien.
Aussi, pour lutter contre cet art de l’éphémère qu’est la gastronomie, nombre de grands chefs sont-ils souvent tentés de recourir au livre pour pérenniser leur travail, avec plus ou moins d’inspiration… et d’originalité.
Alors, quand Alain Passard, aussi connu par les gastronomes pour son restaurant de la rue de Varenne que par les éditeurs pour son refus d’écrire un livre de cuisine, finit par en publier un, mon premier réflexe est de me précipiter dans la première librairie au rayon des livres de cuisine. Et là, première surprise : c’est au rayon jeunesse que le recueil est classé ! Et, en guise de photos, des illustrations signées… Antoon Krings !
Cet « homme de sapidité » (dixit Alain Passard) a créé il y a une dizaine d’années un univers peuplé de petites bêtes : qui ne connaît Lulu la tortue, César le lézard, Hugo l’asticot, Benjamin le lutin, Léon le bourdon,… ? Au total, plus de quarante albums enchanteurs, farcis d’humour et relevés de couleurs chatoyantes. Pourquoi cette faune bigarrée ? « Issues d’un travail d’observation, d’un plaisir des jardins, ces petites bêtes sont aussi le fruit du désir de raconter un monde miniature à la hauteur des enfants. »
Quand on demande au chef de L’Arpège comment il s’est laissé embarquer dans cette drôle d’aventure aussi ludique que gastronomique, il donne une réponse digne des sibylles de l’Antiquité : « J’ai vu des saveurs dans les yeux d’Antoon. »
Du reste, on n’a guère de mal à imaginer Passard en Prométhée du potager, dérobant à Zeus ses légumes pour les donner aux hommes. Car les bons produits du jardin ne sont-ils pas une nécessité pour l’humanité au même titre que le feu, si elle veut évoluer ?
Alchimie improbable devenue évidence entre deux grands artistes qui ne pouvaient décidément pas ne pas se rencontrer, du hasard de leur rencontre découle une telle complicité que l’on s’interroge déjà sur leurs projets en cours : « des recettes de fêtes… » on n’en saura pas plus, mais voilà notre appétit à nouveau aiguisé !
Alain Passard, que je soupçonne de sacrifier au culte de Déméter dans ses deux hectares de potager de la Sarthe, n’a pas son pareil pour s’adresser aux enfants ; ce livre, qui a pour élégant défaut de ne pas rentrer dans les moules conventionnels de la littérature pour la jeunesse, possède surtout le charme de ce qui n’est pas programmé.
Au-delà d’une initiation à la cuisine et à la découverte des légumes, Les recettes de drôles de petites bêtes, est une invitation à la créativité ; dans cette époque de surproduction de livres, il en manquait pourtant un, le voici, merci messieurs.
L’Arpège, 84, rue de Varenne, 75007 Paris, Tel : 01 47 05 09 06
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